C'est un peu long, mais tant pis.
Il y a ce rêve étrange, où il m'apparaît. Les arbres se dressent, torturés, jetant leur cime étrange à la face d'un ciel de plomb. Quelques feuilles s'envolent, au gré d'un vent capricieux, pour retomber dans les herbes folles. Une flaque d'eau stagnante, et quelques rochers solitaires. Il n'y a rien aux alentours. Rien à part ce bois et ce lac, sombre et glacé. La nuit est allongée, encore lourde de sommeil, sur les pins fatigués. Il y a comme un frisson dans l'air. Une attente. On attend l'aube, le corps tendu vers cette faible lueur. On se penche, pour mieux sentir la présence du matin naissant.
Et il se tient debout, au bord du lac, le regard perdu au loin. Ses cils courbés pointent, accusateurs, l'horizon de grisaille. Un poing fermé, à son côté, contre sa cuisse. Il ne fait qu'attendre, depuis que la lune s'est levée et à embrasser le bois engourdi. Depuis que la nuit a jeté son châle de brume entre les arabesques des racines. Il ne fait qu'attendre. Son visage se détache doucement, dans la lumière grandissante. Son front s'éclaire, lentement, derrière les feuilles du chêne, traçant d'étranges ombres sur sa peau de velours. Un jeu, entre blanc et noir. Comme une danse au sens caché. Un satyre passe silencieusement derrière lui, messager discret d'un monde en plein éveil. Il me fait signe, d'un coup d'œil. « Viens. » Alors je vais. Je suis ses sabots pointus, dans la mousse épaisse, sans poser de question. Mes mains glacées se posent sur l'écorche chaude d'un châtaigné, et je me sens renaître, doucement. Mais lui n'a pas bougé. Il n'a pas senti l'appel. Il attend toujours. Les rayons de miel coulent désormais le long de l'arrête de son nez, jusque sur son menton décidé. Quelques gouttes tombent sur ses épaules et sur son torse, par taches disparates. Il rejette le voile mousseux de la nuit, dans un rapide mouvement de tête. Un éclat, et se dévoile son regard de braises. Le vent s'est tu. Il ne reste plus que quelques arbres pour murmurer la mélopée céleste qui glisse, loin de ce paysage illuminé, dans une chevauchée désespérée. La voilà qui cherche un coin d'ombre, et qui se réfugie entre ses bras. Il l'observe, sans mot dire, et la serre un peu plus contre son cœur. Le satyre s'est arrêté devant moi, sa crinière de feu flottant nonchalamment entre les branches. Il sourit en me voyant perplexe. « Qui est-il ? » Il hoche la tête imperceptiblement, avec un doux rire. « Tu aimerais le savoir, n'est-ce pas ? » Je baisse les yeux aux feuilles qui jonchent désormais la terre humide, tapis d'ocre. « Oui. Sûrement. » Et l'aurore suit l'aube, sur son char d'or. Les fragiles lueurs du premier matin s'éclipsent, devant la puissance du jour. Un hymne monte doucement, des fourrés immobiles. Et il est toujours immobile, un bout de nuit entre ses doigts fins. Il ne ferme pas les yeux, devant l'afflux soudain d'une lumière trop crue. Il se tient, campé sur ses deux jambes, sans ciller. Il ne dit rien. Il se contente d'être là. « Va » me murmure le satyre, au coin de l'oreille, alors qu'il sort sa flûte de pan. « Va » Et sa voix profonde résonne en moi, alors que ses premières notes m'enveloppent. Alors j'avance doucement, entre les flaques vertes, à travers les bastions de quiétude. La mousse épouse la forme de mes pieds nus, et je courre presque jusqu'à cet inconnu, un peu haletante. La douceur du sous-bois se transforme doucement, et l'or envahit mes bras, mes épaules, mon visage et mes cheveux. Je courre, jusqu'à cet inconnu. M'a-t-il entendu ? Je ne peux le dire. Il se tient droit, là-bas. Il ne bouge pas, ses bras en corbeille, retenant la nuit qui se dissout lentement. L'épaisse mousse se fait tendre herbe, et les brins verts chatouillent doucement la plante de mon pied. Et il n'a toujours pas bougé. Maintenant, la nuit ne tient plus que dans une seule de ses mains, dans un poing décidé. L'autre pend, abandonnée. J'aperçois les nervures qui courent jusque sur son avant bras, en sillons désorganisés. Je ralentis le pas et m'avance doucement entre les pierres coupantes, acrobate maladroite. J'attrape ta main, en retombant, entre les quelques algues qui se sont déposées. Une main chaude, dans laquelle battent ces veines saillantes. Et voilà qu'il tourne enfin la tête. Il me scrute, de ses yeux sombres. Pas un mot, non. Juste ce regard brûlant, qui consume mon cœur. La main que je tiens se referme doucement sur mes doigts, dans une chaleureuse étreinte. La nuit a laissé un doux parfum d'espérance, sur ces quelques parcelles de peau. Comme un soupir de soulagement. « Qui es-tu ? » Un sourire, lointain, alors qu'il regarde les derniers lambeaux nocturnes disparaître dans l'air odorant. « Je suis. Et toi, qui es-tu ? » Magnétisme ou hypnotisme, sa voix se fond au chant des nymphes, doucement, en une basse vibrante. L'âme qui se fêle presque, dans la profondeur d'une sensation, et on s'y perd, sans s'en rendre compte. La main se fait étreinte, et on fuit contre l'épaule nue, le cœur battant. Une odeur de liberté qui plane, frôlant un visage surpris. « Ne t'inquiète pas. » Un sursaut, un hoquet, et une larme. Le dos est légèrement griffé, l'étreinte devient fébrile. Il n'y a plus ni jour, ni nuit, ni menuet, ni sérénade. La flûte de pan s'est tue, et le satyre observe les deux âmes enlacées, les yeux brillants. Les arbres ne bruissent plus, et leur cime s'est courbée, indiscrète, pour mieux entendre les voix qui se mêlent, là en bas. Des murmures, tout d'abord, étouffés dans un sanglot. Des caresses et des baisers. De la tendresse, pour apaiser l'étouffante confession. Un rire timide qui résonne à peine entre les rides de l'eau. Un visage, puis deux. La chaleur de ce corps, là, sous l'ombre rassurante des branchages et les mots qu'on oublie, un instant, pour n'être plus que silence et passion. Une main dans une autre, il y a comme un instant de plénitude. Au bord de ce lac sombre et glacé. A l'orée de cette forêt encore peuplé de brume.
Mais le satyre rit, entre les racines tortueuses. Il rit, avec ses yeux malins, car il sait ce que je ne sais pas. « Alors, qui est-il ? » Et il s'enfonce entre les troncs barbus, là où nos yeux ne peuvent percer la sombre atmosphère. Là où le mystère règne encore. Peut-être qu'il sait, ce vieux sage millénaire. Peut-être a-t-il vu, dans les reflets du lac endormi, les signes qui dévoilent tout. Il n'a fait que sourire, et poser cette question. Celle qui hante un peu, aujourd'hui. Et il sourit, au fond de son bois, à l'abris des regards.