Privé de cette main qui m'a retenu, je me serais laissé glisser jusqu'au suicide, cette mort qui me tentait, séduisante, apaisante, trappe dérobée où j'aspirais à m'enfourner avec discrétion afin de mettre un terme à ma douleur.
De quoi souffre-t-on à quinze ans ?
De ça, justement : d'avoir quinze ans. De ne plus être un enfant et pas encore un homme. De nager au milieu du fleuve, une rive quittée, l'autre non rejointe, buvant la tasse, coulant, remontant, luttant contre les tourments du courant avec un corps nouveau qui n'a pas fait ses preuves, seul, suffoqué.
Violents, mes quinze ans, rudes. La réalité frappe, entre, s'installe et trucide les illusions. Gamin, je pouvais me rêver mille destinées – aviateur, policier, prestidigitateur, pompier, vétérinaire, garagiste, prince d'Angleterre -, m'imaginer de nombreuses apparences – grand, fin, trapu, musclé, élégant -, me doter de talents variés – les mathématiques, la musique, la danse, la peinture, le bricolage -, m'attribuer le don des langues, la facilité pour le sport, l'art de la séduction, bref, je pouvais me déployer dans tous les sens puisque je n'avais pas encore de réalité. Qu'il était beau, l'univers, tant qu'il n'était pas vrai… Quinze ans, voilà que mon champ d'action se rétrécissait, les possibles tombaient comme des soldats à la guerre, mes rêves aussi. Charnier. Massacre. Je marchais dans un cimetière de songes. »
Eric Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart.
C'est étrange. Ces mots, que j'ai trouvés dans un livre à l'abandon, sur une étagère poussiéreuse, sont ceux que je cherche parfois. Cette dérision qui me rend nostalgique de la vie, doucement mélancolique. Alcoolique. C'est une ritournelle, encore et encore. Les mêmes phrases qui reviennent et se mêlent, pour ne plus former qu'un discours incompréhensible. Et ce livre, là, entre mes mains, qui m'offrent la possibilité d'une autre expression, d'une autre libération. Se délivrer par la musique, qu'il dit. Une divinité mythique, dans ses draps de velours, qui vous sourit distraitement d'un tableau fragile posé sur un socle séculaire. C'est l'image même du génie qui vous scrute et vous laisse transparent. Peau diaphane sur quelques os brisés, et votre tête tourne. Voyez, ces notes qu'il a laissées, elles vous ont sauvé. Ne trouvez-vous pas que le hasard - oui, le hasard - fasse bien les choses ? Une sonate salvatrice. Et le sourire me vient. Il y a peut-être des rimes cachées dans les arias prometteurs d'une jeunesse prodige. Eclair et éblouissement. Ascension et décadence. Une vie, un prix. La tienne contre la sienne, et tu te vois comblé.
A quinze ans, on est. Ou pas. Je ne sais pas, à vrai dire. Le sait-on seulement, à vingt ou trente ans ? Ce n'est pas une certitude. Ce n'est même qu'une hypothèse, délicatement posée sur un lit de questions. Assaisonnement, mon cher ? Un soupçon de doute ? Coïncidence, ou ? Tu me fais rire, avec tes grands yeux. Tu m'entends sans me comprendre, et je t'effraye. Je goûte à la saveur acidulée de ce sentiment incontrôlé. Je presse ma main contre la tienne, t'offre le bénéfice d'une seconde échappée. Fraîcheur et délice. Cela ne dure pas. J'ôte mes doigts tiédis et ton angoisse reprend. Qui suis-je ? Mais tu le sais donc si bien, mon ami. Je suis celle que tu veux que je sois, naturellement. Et mes peurs ne te concernent pas, je crois. Je vais lentement refermer le couvercle de mon obscur réceptacle, pour ne te présenter que mon visage rebondi. C'est une joue rougie, et un sourire feint. Du fard et quelques traits de crayons. Mon œuvre d'art, et ton cauchemar. Je ne suis plus qu'une carcasse, damoiseau, alors que ta chair respire la vie. J'aimerais te voler de ce bonheur, mais il m'est interdit. Les chemins se ramifient, et il est temps que je trouve le mien. Ma route. Ma destinée. Même si je n'y crois pas.
Et j'espère recroiser des yeux effarés, pour me rappeler la réalité. Ton nom résonne à ma tête comme une douce berceuse. Celle d'une illusion effacée, et d'un passé abandonné. C'est la réalité gommée de ceux qui se disent heureux. J'aime à m'y complaire. Je suis vile et fourbe. Surtout lâche. Chacun son heure, la mienne s'enfuit, je cours la rattraper. En vain. Mais ça me fait rire, au moins un peu.
Mes quinze ans se sont échappés, et je ne les rattraperai jamais. Peine perdue. Et pourtant, il m'en reste quelques morceaux épars, comme une toile mal ajustée. Et vous, vos quinze ans de questionnement ?
Je déroule ta tagboard. J'y retrouve quelqu'un que je connais depuis le premier jour su Cow. Que je connais un peu et que j'aime beaucoup. Le monde est petit.