« Quand [l’araignée] s’est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. »
J’ai frissonné, dans la tiédeur trompeuse des vapeurs d’alcool. J’ai vu l’insecte glisser sur le corps dudit Maldoror, embrasser de ses pattes le cou de la victime, presque langoureusement, en amante insatiable, et puis y enfoncer ses féroces mandibules assoiffées du « liquide pourpre ». Litre par litre. Jusqu’à l’anémie, l’oubli, la mort.
Mais Maldoror ne meurt pas. Il survit, entre les lignes sinueuses tracées par cet homme à peine sorti de l’adolescence, mort avant l’heure entouré des écrivains parisiens du moment, France du XIXe siècle. La tombe l’appelle, inlassablement, mais il tourne autour, traine, flâne presque entre les tombes, où il rencontre la Prostitution. Il hume les charognes, caresse les cadavres, mord les chairs, arrache les cœurs. Une sorte de croque-mort avide d’existences, enterrant les esprits encore vifs, jouissance extrême.
Et pourtant. Lorsque tout à l’heure j’ai lu quelques lignes, dans l’espoir d’avoir désormais l’esprit assez formé pour apprécier cette prose-déliquescence, ce phrasé-corruption, j’ai effleuré la beauté d’un vers. Surprise ! Voilà l’océan qui se dévoile, dans toute sa splendeur, mais aussi dans tout son hermétisme. Une étendue d’eau sans fin, fourmillante de souvenirs mais oubliée des hommes. On se souviendra alors avec amertume de quelques vers de Jose Maria de Hérédia, dans les Trophées, de ces êtres ingrats qui, vivant parmi les dieux déchus, ne se retournent jamais sur ce qui a été et continuent d’avancer au devant, vers l’indéfini d’un horizon brumeux. Lautréamont écrit alors :
« C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais pas douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta destinée cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. »
Enfer et damnation, que la pénitence est douce au travers de ces mots, alors que l’on sentirait presque les relents de souffre contre notre peau, palpitation, sueur. Ha, le Beau se mêle au Mal et l’on ne peut s’empêcher de repenser à Baudelaire, un peu à sa Charogne à lui.
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposées ! »
Je repense à cette soirée, alors que vos doigts de spectre caressaient les filtres brunis par la fumée, jeune innocente aux rêves égarés. Cela fait maintenant longtemps que je n’ai croisé vos regards de biais et vos moqueries provocatrices. Alors je rouvre ce livre un peu poussiéreux sur une atrocité mielleuse, sur un crime délicieux, et je me souviens de vos mots, dans la nuit de ma jeunesse perdue.
PS :
« J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal… atmosphère douce ! »