Mercredi 3 juin 2009 à 0:00

Mon cher A,


J’ai récemment repris la lecture de cet ouvrage que vous m’aviez conseillé il y a de cela quelques années. Vous souvenez –vous seulement, les Chants du Maldoror, dans les profondeurs obscures d’une salle enfumée, d’un caveau à peine éclairé, d’un fauteuil grinçant et d’une complicité encore hésitante ? C’était certainement notre première rencontre. Vous m’aviez faite assoir sur ces ressorts rouillés, en me glissant un de vos regards en coin, l’air presque amusé de ma naïveté fleur de peau. Et vous avez sorti le livre. L’œuvre. La sombre histoire de ce buveur de sang, de ce monstre hybride, de ce meurtrier imaginaire. Vous avez tiré un marque-page, de vos longs doigts blancs, osseux, l’œil brillant, la lèvre frémissante. Un extrait, peut-être ?
 
« Quand [l’araignée] s’est assurée que le silence règne aux alentours, elle retire successivement, des profondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, les diverses parties de son corps, et s’avance à pas comptés vers ma couche. Chose remarquable ! moi qui fais reculer le sommeil et les cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps, quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin. Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avec son ventre. »

J’ai frissonné, dans la tiédeur trompeuse des vapeurs d’alcool. J’ai vu l’insecte glisser sur le corps dudit Maldoror, embrasser de ses pattes le cou de la victime, presque langoureusement, en amante insatiable, et puis y enfoncer ses féroces mandibules assoiffées du « liquide pourpre ». Litre par litre. Jusqu’à l’anémie, l’oubli, la mort.
Mais Maldoror ne meurt pas. Il survit, entre les lignes sinueuses tracées par cet homme à peine sorti de l’adolescence, mort avant l’heure entouré des écrivains parisiens du moment, France du XIXe siècle.  La tombe l’appelle, inlassablement, mais il tourne autour, traine, flâne presque entre les tombes, où il rencontre la Prostitution. Il hume les charognes, caresse les cadavres, mord les chairs, arrache les cœurs. Une sorte de croque-mort avide d’existences, enterrant les esprits encore vifs, jouissance extrême.

Et pourtant. Lorsque tout à l’heure j’ai lu quelques lignes, dans l’espoir d’avoir désormais l’esprit assez formé pour apprécier cette prose-déliquescence, ce phrasé-corruption, j’ai effleuré la beauté d’un vers. Surprise ! Voilà l’océan qui se dévoile, dans toute sa splendeur, mais aussi dans tout son hermétisme. Une étendue d’eau sans fin, fourmillante de souvenirs mais oubliée des hommes. On se souviendra alors avec amertume de quelques vers de Jose Maria de Hérédia, dans les Trophées, de ces êtres ingrats qui, vivant parmi les dieux déchus, ne se retournent jamais sur ce qui a été et continuent d’avancer au devant, vers l’indéfini d’un horizon brumeux. Lautréamont écrit alors :
« C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais tout mon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mes aspirations vers le beau), si tu ne me faisais pas douloureusement penser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironique contraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vue dans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste. Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes bras amis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voit disparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas ta destinée cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. »

Enfer et damnation, que la pénitence est douce au travers de ces mots, alors que l’on sentirait presque les relents de souffre contre notre peau, palpitation, sueur. Ha, le Beau se mêle au Mal et l’on ne peut s’empêcher de repenser à Baudelaire, un peu à sa Charogne à lui.

 
« Alors, ô beauté ! dites à la vermine
               Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
               De mes amours décomposées ! »





J’ai le sourire aux lèvres.
Je repense à cette soirée, alors que vos doigts de spectre caressaient les filtres brunis par la fumée, jeune innocente aux rêves égarés. Cela fait maintenant longtemps que je n’ai croisé vos regards de biais et vos moqueries provocatrices. Alors je rouvre ce livre un peu poussiéreux sur une atrocité mielleuse, sur un crime délicieux, et je me souviens de vos mots, dans la nuit de ma jeunesse perdue.




PS :
« J’établirai dans quelques lignes comment Maldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécut heureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était né méchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha son caractère tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années ; mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pas naturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’à ce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jeta résolument dans la carrière du mal… atmosphère douce ! »



Dimanche 3 mai 2009 à 17:25

Demain, c’est mon anniversaire. Dix-huit ans, ça se fête, il parait. Et pour cela, il y aura maman, Gabriel et Marie. Peut-être qu’oncle François viendra, avec les cousins. Il y aura des cadeaux, des sourires et des merci. On se serrera les mains en se disant que le temps passe vite. Mais là, sur le canapé du fond, il aura toujours un absent. Un éternel absent.

Parti il y a des années, le fantôme de mon enfance hante les jours marqués du calendrier. Il se promène dans le couloir, silencieusement, frôlant les souvenirs et les rêves. Il souffle quelques mots, lorsque l’obscurité tombe et que les poitrines des dormeurs s’affaissent.  Alors je redécouvre les larmes de déchirure et les baisers de réconciliation, les silhouettes qui se déplacent, s’enlacent, se griffent et se dévorent ; les rêves se tordent. Le parquet grince, la porte claque. Les cauchemars se succèdent, alors que l’ourson en peluche se verse la larme.

Demain, c’est mon anniversaire. Il me rappellera un peu plus que depuis toutes ces années, je suis seul. J’ai le cœur serré, mais je sais que ça n’y changera rien. Dans quelques heures, je serai majeur et je sais que le seul qui pourra encore m’aider, c’est moi. Alors je ferme les yeux, je verse la dernière larme et prononce le divorce. Le deuxième divorce.



Adieu, papa.

Lundi 20 octobre 2008 à 0:37

J'lance mes jambes
Sur le pavé fracassé.
J'lance mes jambes
Sur la vie effarouchée.

Paris, Paris, ouvre tes bras
Luxure, presse, jeunesse dépravée.
Paris, Paris offre ton bras
Soie, dentelle et talon brisé.

J'cris, j'ris, j'envie
Les heures qui coulent sur nos visages.
J'écris, j'vis, j'assouvis
Les fantasmes froissées, Seine et rivages.



Certaines heures sont vides. Les visages affluent, pressent et cognent. Une envie vous prend de hurler, et de fuir loin de tout cela. Mais parfois on ne peut échapper. On plante son regard dans les yeux d'un autre en espérant y voir quelque chose.
J'ai peut-être même croisé l'océan.

Le temps manque toujours pour poser des mots sur les absences. Mais qu'y peut-on ? Il parait qu'il faut parfois savoir sacrifier un peu pour se satisfaire. En attendant, le temps file, pied léger, en laissant à peine trace sur le visage fatigué. Seul le coeur se souvient. Mais chut.


A bientôt donc.

Lundi 28 juillet 2008 à 11:44

Des morts. Voilà ce que je vois quand j'observe notre belle planète. Des morts par milliers, sacrifiés sur l'autel de la nation, de la religion, de l'ethnie, que sais-je encore ? Des morts, voilà tout. Ils vous regardent, le visage encore plein de cette volonté d'être, la bouche ouverte sur une silencieuse supplication. Leurs mains froides s'accrochent un peu sur le corps d'un autre qui ne répond plus. Tous morts, tous morts.

Alors, le cœur serré, je vais faire mon deuil. Celui de toute une humanité gangrénée par le désir de pouvoir et de puissance. Je panse les blessures glacées des corps abandonnés pour leur donner un semblant de dignité après un dernier repos. Je ferme les yeux, croise les bras, ferme les plaies. Je suis patiente, oui. Chaque corps passe entre mes mains. Essuyer, recoudre, enterrer. Quelque soit le culte, j'applique mes mains et mon savoir. Je soigne les âmes trépassées. Peut-être n'est-ce que pour rassurer cette conscience meurtrie, tentant de me persuader que ce n'est pas moi, la fautive, la responsable de ce carnage.

Appartenance. Peut-être est-ce lui, le mot maudit. Celui qui arme les bras, celui qui brûle les esprits. Peut-être est-ce lui, la lance et le couteau, le thermique, le nucléaire. Peut-être est-elle là, la source de toute cette boucherie, sanglante tragédie ? Appartenance comme croix de guerre, bannière sous laquelle se rassemble la haine. Et chacun tue son prochain pour une parcelle de terrain, pour l'amour d'une divinité, pour le nom d'une patrie. Tuer, tuer, exterminer, jusqu'à n'être plus que le seul en droit, le seul en raison. Chevaliers de l'apocalypse sur destrier de croyance, messie d'une vision amputée de l'humanité. Il n'y a plus de différence, non, il n'y a plus que de l'hérésie. Des sous- hommes s'amassent sur le pavé de l'intolérance, encore et encore. Tuerie absurde.

Et je panse toujours les plaies de ceux qui sont décédés. J'apaise les cœurs encore brûlants sous les chairs inertes, d'un peu d'amour, d'un soupçon de tendresse. Mais ils sont morts, et les guerriers de la Catastrophe sont bien loin de mes mains-pardon. Ainsi soit-il, alors, mes enfants, de notre Histoire. Ainsi soit-il de notre Identité. Ainsi soit-il de l'Homme.

Mardi 8 juillet 2008 à 1:09

Y a des hommes qui dorment sous les ponts, là.

 

Le monde, ce n'est plus qu'une petite carte. On y inscrit les îles à conquérir de béton armé, d'appareil photos mitraillette. Chaque centimètre doit être rentabilisé selon logique de marché, avec dérivées et probabilités en main. Chaque molécule O2 doit être changée en CO2, en N, ou je ne sais quelle lettre tirée de cet alphabet maladif. Et puis construire. Ah, ça, c'est votre libido, n'est-ce pas ? Arracher la virginité, la remplacer par la repoussante hideur de votre imagination. Verre, acier et contre-plaqué vous renvoient des reflets sanguinaires au soleil couchant. Mondialisation, mondialisation.

 

Et y a toujours des hommes qui dorment sous les ponts.

 

Les usines implosent. Les mains des enfants courent sur les perles à broder sur les cols retournés et sur les ourlets des vestons retravaillés. Les regards des femmes exténuées parcourent les fleuves de tissu, sur le bord de la machine qui crache ses dernières heures. Les hommes s'échinent sur des plaques d'un métal inoxydable, les mains nues, le corps écorché, à monter ces monstres technologiques pour les hommes à la peau douce. Ca sue, ça tousse, ça grince, ça peine. Ca meurt, même, mais qu'y peut-on ? Mondialisation, mondialisation.

 

Toujours, toujours les hommes qui dorment sous les ponts.

 

Les taudis, sur le fil de la route. Les cartons qui s'entassent sous la pluie qui s'abat, violence conjuguée des pollutions grisonnantes de la ville qui s'étouffe dans sa propre fange. Il n'y a pas de rire, pas de chant. Il y a les corps agglutinés de ceux qui triment. Et loin, loin, loin, là où l'on mange chaud quarante deux fois la quinzaine, entre vaisselle brillante et blancheur irritante d'un mur presque trop propre, ça jette l'or par la fenêtre, sous prétexte que. Que quoi ? Que ça ne vaut pas grand-chose, il vaut mieux être heureux, n'est-ce pas ?

Les enfants dans les jardins des délocalisations, les ombres anthropomorphiques dans les déchetteries de l'humanité. Et l'amour, quelque part, comme dernier recours. Sauf que nous n'en avons pas le même usage. Mondialisation, mondialisation.

 

Et puis il y a toujours ces hommes qui dorment sous les ponts. Mais on les oublierait presque, on dirait.

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