Lundi 16 juillet 2007 à 21:19

    Parce qu'on s'y fait, finalement, à cette solitude glacée. A ce silence forcé. Oui, on s'y fait. Parce qu'il n'y a pas le choix. Parce qu'il n'y a plus le choix. Qui sait ? On aurait aimé parler, encore et encore. Babiller durant des heures, sans jamais arriver à une conclusion, juste pour sourire un peu. Juste pour faire pâlir ces larmes, au bout de la joue noircie. Mais rien n'est facile. Il n'y aurait pas de jeu, sinon. Alors courageusement (ou pas), au petit matin, on pose ce masque de cire froide sur notre visage boursoufflé, pour faire disparaître les traces de la nuit. On l'étire un peu, pour qu'il prenne simplement forme. Un peu de rouge, un peu de rose, et on sourit enfin. Un dernier regard au miroir, pour être sûr de ne pas se faire démasquer. La mascarade est parfaite. Une courbure, une esquisse, un geste de la main. La chorégraphie coule entre tes doigts bleutés, glissant sur tes jambes de coton. Imbibées de mensonges, elles tremblent doucement sur tes hauts talons de verre. Quelques flocons s'en échappent, légères et tendres, pour mourir sur le parquet transparent. Ce n'est pas le moment pour te déconcentrer. Regarde devant toi. Oublie cette peau blafarde et ces yeux fatigués. Il est temps de remonter sur scène.
   
    Mais voilà, les choses ne vont jamais comme elles le devraient. Il y a toujours ce petit détail pour vous faire trébucher. Pour vous montrer la non-cohérence de votre démarche. Et ce coeur qui bat, qui bat. Et qui ressent le besoin de vous rappeler l'essentiel. Les yeux clos, la bouche serrée, la gorge sèche, assis sur une chaise au dossier trop droit, on sent ses mains qui tremblent. On ne sait plus que faire, après tout. Une larme, puis deux qui ruissellent le long d'une joue ramolie. Un morceau qui se détache et se brise mollement sur le carrelage brillant. Une odeur d'enfermement. Les mains contre cette face qui se décolle, on pousse un cri plaintif, une sorte de râle-mourir, avec Apollinaire. Mais les vers virvoletants ne sèchent pas la vague destructrice. Il ne reste bientôt plus rien. La cire a coulé, avec l'acidité de la peine. On contemple, consterné, les débris sans forme qui traînent sur le rebord de la chaise. Quelques bouts volés à l'existence, pour mieux dévoiler l'absence. Et se découvre alors le visage. Un amassis de souvenirs rapiécés et de rêves écrasés. Des rides, sur le front, au creux des lèvres. Et ce regard... Vide. Sans vie. Sans expression. Froid. Terrifiant, quelque part. Face à la glace, on se pétrifie. Le pouls se tait. On s'observe juste, les yeux dans les yeux. Mélancolie et Nostalgie valsent lentement, enveloppées de noir. Une marche funèbre, sous leurs jupes de satin. Les joues s'inondent et la rationnalité disparaît. "Me voilà." On se voit, tel qu'on est, sans ce maquillage farfelu. Sans ces artifices colorés. Noir et blanc. Un peu de gris, sous les yeux. Une ombre légère, comme crayonnée, sur un visage craquelé. La tête penchée sur le côté, on soupire. Lassitude ou abandon, la volonté n'est plus au rendez-vous. On fait passer des mains froides sur des paupières brûlantes, vapeur sans odeur. On se mord la lèvre, jusqu'au sang. Une trace noire s'ajoute aux autres, pour ne faire qu'une longue broderie d'angoisse sur un sourire estropié.
   
    Vois ton vrai visage, maintenant. Vois le teint blafard et les yeux fous. Vois la réalité. Ta réalité. Observe ta propre laideur et notes-en les traits caractéristiques. Ne tente pas de cacher ces défauts qui te défigurent, il est trop tard désormais. Alors que la lumière crue de la lune t'embrassait, tu tressailles dans ta fine chemise de soie. Rien ne cache ces traits faméliques, cet air soumis. Personne ne te reconnaîtrait, avoue-le. Ta pupille ne te rend qu'une reflet assombri d'un corps oublié. Face à cette surface argentée, ton coeur se referme et ton esprit grandit. Observe attentivement cet amas de jalousie, cet amoncellement d'égoïsme, ces noirâtres traces d'égocentrisme. Effleure la masse invisible de ton inconscience. Sens-tu le courant gelé qui y court ?, la froideur d'un coeur endormi. Alors ton intime se met à rire, à gorge déployée. Comme un cri sardonique qui déchire le ciel griffé. Comme une claque violente, lorsque l'orage éclate et giffle la terre de ses serres acérées. Un frisson, dans ton dos, qui t'arrache un gémissement. Ta peau s'hérisse et ton coeur palpite. As-tu honte ? As-tu peur ? As-tu horreur ? Les ongles se déplacent sur le verre poli, dans un affreux crissement. Tes dents se serrent jusqu'à se briser. Alors tu te jettes contre la froidure du sol. Une pointe s'enfonce dans ta poitrine, te faisant suffoquer.Tu as très certainement compris. Larmes de colère ou murmure de honte ? Tu marmones quelques mots, la langue ouverte, les lèvres coupées, le coeur exsangue. Il n'y a plus d'espoir, pas même une trompeuse esquisse. Il n'y a plus rien, entre ton visage torturé et le cruel miroir. Observe. Et comprend. N'attend pas d'aide, elle ne viendra pas. La solitude est ta seule amie, désormais. Offre lui tes confidences et tes émotions. Et trouve-toi, sans masque.


Et ce dernier gît, contre le carrelage incolore, entre noir et blanc. Avec peut-être un peu de gris. Qui sait ?
La cire a fondu, les aspérités ont disparu. Il ne reste rien. Rien d'autre que le sinistre souvenir de cette fausse identité.
Sauras-tu trouver la vraie ?


Samedi 14 juillet 2007 à 16:34

Parfois, la solitude reste votre seule amie.


    Petite fille, pourquoi pleures-tu ? Vois ces larmes qui coulent sur ton visage de porcelaine. Elles abîment ton tendre sourire, écornent ton regard pétillant et maculent ton air espiègle. Les genoux contre la poitrine, tu halètes doucement sous l'escalier, pour ne pas éveiller les souffles réguliers de la nuit. Tes rêves se brisent contre les marches irrégulières, en t'arrachant quelques cris. Tu vois l'espoir se briser entre les planches usées, sans pouvoir le rattraper. Tu ne sais pas comment, de toute manière. Alors tu serres un peu plus tes bras autour de tes jambes roides, pour ramener un peu de chaleur à ton cœur frigorifié. Cela passera. Cela passera, comme toutes les autres fois. Tu tentes un éphémère sourire, du coin des lèvres. Mais un soudain rictus en prend la place. Tu hoquètes, te plies, te tords. Ta tête se pose contre tes mains glacées, pour trouver la fraîcheur. Ta propre température t'étonne. Tu ne sais plus quoi faire pour retrouver la sensation du bout de ces doigts que tu agites vainement. « Je n'aurais pas dû rester ici aussi longtemps. Quelle idiote je suis ! »  Alors tu te mets à compter, doucement, du bout de la langue, les minutes qui se sont écoulées. Puis les heures. Tu ne sais plus, au final. Tu te perds entre chiffres et nombres, sous une addition sans but ni raison. Ta tête cogne le mur, derrière toi, ton dos s'étire douloureusement, et tu lèves les yeux. Qu'y a-t-il donc là-haut ? Au-dessus des ces marches, au-dessus de ce toît, au-dessus de ces étoiles voilées ? Combien de questions encore, dans ton esprit embrumé ? Combien de « pourquoi ? », de « comment ? » ? Et combien de ces interrogations restent-elles sans réponse ? Tu ne comptes plus. Depuis que chiffres et nombres se mêlent, tu ne comptes plus. Tu laisses tes doigts froids pendre le long de tes bras inertes, contre le bois vermoulu. A quoi cela sert-il, après tout ? Il est tellement plus facile d'oublier, en fermant lentement les yeux, pour ne plus voir. Se fermer au monde, en resserrant son cœur. Il n'y a plus de compréhension, juste cette masse tiède et immobile, dotée de quelques pensées éparses. Ton cou plie, ton menton touche ta poitrine et tu t'en vas.

    Il y a ces herbes sèches à tes pieds. Celles qui te chatouillent doucement le genou, lorsque tu passes entre les longs épis. Elles sont dorées, cette fois-ci. Dorées et odorantes. Tu glisses silencieusement, passant une main entre les touffes claires. Une douce nostalgie emplit ton âme, se mêlant à la littanie de la nuit. La lune pare de mille reflets argentés ta peau de velours, et tu sens lentement la vie revenir à toi. C'est une lente remontée d'envies et de sensations, enveloppées de chaleur. Tes lèvres s'étirent doucement sur ce sourire qui t'était défendu. Quelques couleurs remontent à ton visage, colorant la fragile blancheur d'un pastel rosé. L'azur de tes yeux retrouve son éclat, et tes yeux brillent entre les rayons  qui se coulent sous ta manche relevée. Tu respires l'air parfumé de la nuit et tu souris. Ton monde s'ouvre sous tes pieds, entre vallons arborés et vallées fleuries. Tu t'y glisses, sans un bruit, sans un froissement. Juste la légère présence de ton rire cristalin, au bord de la rivière d'argent. Il y flotte une atmosphère d'abandon, sans artifice aucun. Tu penches légèrement la tête, à gauche puis à droite, en laissant rouler tes lourdes boucles de soie au creux de tes épaules. Tu lèves les bras vers les vaporeux nuages, comme émerveillée. Et puis tu retombes, à peine perceptible, entre les coquelicots penchés. Tes paupières referment doucement le réceptacle du monde. L'azur devient ébène, et la lueur disparaît. La suave odeur s'efface, comme dans un rêve à peine effleuré. Va-t-en.

    Ton pied a heurté la surface éclatée. Un mouvement de recule et tu te cognes le dos. Les yeux grands ouverts, tu observes la porte entrebâillée, là-bas. Regard sombre et visage figé. Tu n'y es plus. Ou du moins tu es là. Qu'importe le nom des choses, cela n'a pas grande importance. Un frisson parcourt ton dos. Les lèvres serrées, les yeux clos, tu te redresses légèrement. Ton dos craque, te fait grimacer. Un gémissement rapidement étouffé sous tes mains jointes. Les phalanges blanches, tu te mords un doigt, pour te faire taire. Et si on te trouvait, hein !? Mieux vaut le silence et le secret de ces quelques centimètres de liberté, plutôt que d'avouer tes rêveries incertaines. Tu imagines les colibets, les bouches tordues et les yeux moqueurs. Tu les sais, tu les vois. Alors tu te tais, les dents plantées dans ce doigt sanguinolent. Il ne te reste plus que cela, désormais, cet espace restreint et ces quelques parcelles d'espoir perdu, ces miettes de rêve déçu. A peine. Alors tu reposes ta tête contre le mur. Tu refermes les yeux, lentement. Très lentement. Et doucement les portes s'ouvrent à nouveau. Un ruissellement discret, une brise parfumée.


Va-t-en.

Dimanche 8 juillet 2007 à 0:48

"Ce que j'aurais aimé te tenir dans mes bras, une dernière fois. Juste une dernière fois. Poser distraitement mes lèvres sur les tiennes pour oublier le poids de l'absence prochaine. J'aurais aimé te dire une fois encore que je t'aime. Que tu prends toute la place dans mon coeur. Que tu me manqueras. J'aurais aimé me réfugier encore et encore contre ton épaule pour épancher ce coeur spongieux. Oublier les autres, ceux qui nous bousculent sur ce minuscule quai de gare, entre ces deux rames de train, pour n'être à nouveau plus que ce bout de toi, cette trace minuscule de ta présence. Me fondre en toi. En nous. Mais non. Il était trop tard, n'est-ce pas ? Trop tard pour les baisers, trop tard pour les larmes. Trop tard pour nous deux, dans ce brouhaha chaotique. Bien trop tard."


Il y a ces choses que l'on regretterait de ne pas avoir dites. Ces choses qui restent au fond de nos coeurs pour venir nous asphyxier dans quelques heures, jours ou années. Allez savoir. Laissez votre âme se réduire en poussière alors que les remords vous brisent. Goûtez à l'amertume du passé sur vos lèvres déséchées. Alors que le vent souffle entre les branches du cerisier immaculé, les souvenirs fleurissent doucement dans vos yeux pour mieux faner au fond de votre gorge. Un parfum passé s'élève, mélancolique, pour mieux vous achever. N'attendez plus rien. Non , plus rien du tout. Le Temps aura fait le travail, il ne vous restera plus que la carcasse encore chaude de vos pensées les plus obscures.

Sachez vivre.



En attendant, je fais de l'apnée. Je m'excuse de l'absence, mais le silence est d'or, dit-on. Le vide me ronge, et l'envie d'être à nouveau entière me brûle. A bientôt.

Vendredi 22 juin 2007 à 22:40

L'eau brûlante coule sur mes membres gelés, douloureux contact sur ma peau craquelée. Mes sens s'éveillent, tandis qu'un cri est ravalé. Recroquevillée au fond de la baignoire, j'observe ce corps trompé, blessé. L'espoir l'a quitté, désormais, il n'y a plus de possibilité de retour. L'illusion s'est dissoute comme une bulle de savon odorante, derrière l'oreille. On aura oublié, et certainement que cela aura été la meilleure solution. Mais ce soir, sous les gouttes meurtrières, la mémoire revient, fauchant généreusement les trompe-l'œil grisonnants. Et je me flétris, sous cette pluie acide, entre le chlore et le calcaire. Je n'en veux plus, de ces mains rougies, de ces bras éraflés, de ces jambes tailladées. Je n'en peux plus, de cette vie de faux-semblants amers et de mensonges éhontés. Je suis lasse, mon cher. Je suis vide. Mes mots raisonnent sans écho et tu n'es plus là pour les recueillir. Alors ils fanent, tout comme moi, sous le blanc accusateur de l'émail. Certains se traînent encore - avec quelle force ? je n'en sais rien – et se meurent entre les rigoles sombres du carrelage pourpre. Les pensées s'extirpent de mon cerveau assoupi pour expirer dans la mousse épaisse. Oh oui, ce soir le bain est parfumé. Sel et encre, je dirai. Quelque chose d'un peu rouge, un peu noir. Entre nuit et aube. Une teinte d'outre-tombe. Je ris. Nerveuse, peut-être. Mes épaules s'agitent, mes mains tressautent. Ha ha, on m'a bien eu, tout de même, avec ces promesses et ces crachats sans valeur. Naïve et faible, voilà ce que j'étais. Ce que je suis. Ouvrez les vannes, lâchez le leste, il est temps de s'en aller. Mais voilà, il y a cette eau qui me brûle le dos, qui m'arrache la peau et me fait fondre les os. Il y a cette chaleur qui me maintient en vie, qui m'oblige à ouvrir les yeux et à grincer des dents. Qui me fait ouvrir la bouche sur un cri silencieux. Il y a cette vague qui me submerge, me renverse, et me rappelle ce corps oublié. Est-il lourd ! Est-il encombrant ! Ne serait-il pas plus facile de s'en débarrasser ? Il parait que ce n'est pas bien difficile. Une lame, un battement, un mouvement sec et une bouffée de chaleur. Et si c'était vraiment beau, là-bas ? Sûrement que je n'y sentirais plus cette insupportable pression sur mon dos meurtri. Oui, ce serait plus simple. Peut-être trop. Je ne sais pas. Mes bras se resserrent un peu plus sur mes jambes. Mes genoux entre dans ma poitrine, me coupent le souffle, et j'imagine ce qui se passerait. Je suffoque, je crache, je jure, mais je ne relâche pas. Doucement, une aube tombe derrière mes yeux fatigués. Quelques notes s'égrainent, entre l'implacable averse. Quelques mots, peut-être. Un râle, entre les interrogations décapitées et les virgules poignardées. L'encre coule, pourpre et salée, sur mes jambes courbaturées. Une larme s'y mêle. Suis-je bête ? Je l'avais oubliée, celle là aussi. Celle qui remonte, sournoise, alors que votre esprit s'emballe, pour mieux vous achever. Cette perfide qui vous saigne sans mot dire, le sourire aux lèvres. La voilà qui me cajole, me rassure, de ses airs faussement enjoués. Elle me trompe, une fois de plus. « Laisse-moi danser sous tes yeux, t'offrir de douces escapades. Laisse-moi effacer la douleur et soigner les blessures. Laisse-moi faire. » Et les sanglots redoublent. Tes doigts se tordent et ta poitrine se brise. Je n'y peux rien… « Et merde. Merde ! J'y croyais ! » La rage m'étouffe, la haine me terrasse. Je ne cache plus mes yeux fous sous ma frange disparate. Qu'ils viennent. Qu'ils entendent. Qu'ils voient. Tant pis si c'est la dernière fois. Tant pis si l'Après disparaît. Tant pis. Juste une première fois, déguisée sous une dernière.

Et l'eau coulait, bouillonnante, entre les mèches brunâtres, se mêlant aux larmes bleutées sur le corps inerte. Un éclat, éclair inquiétant, derrière une frange mal coupée.
Et si on se battait encore un peu, finalement ?

Mardi 15 mai 2007 à 22:34

C'est un peu long, mais tant pis.


Il y a ce rêve étrange, où il m'apparaît. Les arbres se dressent, torturés, jetant leur cime étrange à la face d'un ciel de plomb. Quelques feuilles s'envolent, au gré d'un vent capricieux, pour retomber dans les herbes folles. Une flaque d'eau stagnante, et quelques rochers solitaires. Il n'y a rien aux alentours. Rien à part ce bois et ce lac, sombre et glacé. La nuit est allongée, encore lourde de sommeil, sur les pins fatigués. Il y a comme un frisson dans l'air. Une attente. On attend l'aube, le corps tendu vers cette faible lueur. On se penche, pour mieux sentir la présence du matin naissant.

Et il se tient debout, au bord du lac, le regard perdu au loin. Ses cils courbés pointent, accusateurs, l'horizon de grisaille. Un poing fermé, à son côté, contre sa cuisse. Il ne fait qu'attendre, depuis que la lune s'est levée et à embrasser le bois engourdi. Depuis que la nuit a jeté son châle de brume entre les arabesques des racines. Il ne fait qu'attendre. Son visage se détache doucement, dans la lumière grandissante. Son front s'éclaire, lentement, derrière les feuilles du chêne, traçant d'étranges ombres sur sa peau de velours. Un jeu, entre blanc et noir. Comme une danse au sens caché. Un satyre passe silencieusement derrière lui, messager discret d'un monde en plein éveil. Il me fait signe, d'un coup d'œil. « Viens. » Alors je vais. Je suis ses sabots pointus, dans la mousse épaisse, sans poser de question. Mes mains glacées se posent sur l'écorche chaude d'un châtaigné, et je me sens renaître, doucement. Mais lui n'a pas bougé. Il n'a pas senti l'appel. Il attend toujours. Les rayons de miel coulent désormais le long de l'arrête de son nez, jusque sur son menton décidé. Quelques gouttes tombent sur ses épaules et sur son torse, par taches disparates. Il rejette le voile mousseux de la nuit, dans un rapide mouvement de tête. Un éclat, et se dévoile son regard de braises. Le vent s'est tu. Il ne reste plus que quelques arbres pour murmurer la mélopée céleste qui glisse, loin de ce paysage illuminé, dans une chevauchée désespérée. La voilà qui cherche un coin d'ombre, et qui se réfugie entre ses bras. Il l'observe, sans mot dire, et la serre un peu plus contre son cœur. Le satyre s'est arrêté devant moi, sa crinière de feu flottant nonchalamment entre les branches. Il sourit en me voyant perplexe. « Qui est-il ? » Il hoche la tête imperceptiblement, avec un doux rire. « Tu aimerais le savoir, n'est-ce pas ? » Je baisse les yeux aux feuilles qui jonchent désormais la terre humide, tapis d'ocre. « Oui. Sûrement. » Et l'aurore suit l'aube, sur son char d'or. Les fragiles lueurs du premier matin s'éclipsent, devant la puissance du jour. Un hymne monte doucement, des fourrés immobiles. Et il est toujours immobile, un bout de nuit entre ses doigts fins. Il ne ferme pas les yeux, devant l'afflux soudain d'une lumière trop crue. Il se tient, campé sur ses deux jambes, sans ciller. Il ne dit rien. Il se contente d'être là. « Va » me murmure le satyre, au coin de l'oreille, alors qu'il sort sa flûte de pan. « Va » Et sa voix profonde résonne en moi, alors que ses premières notes m'enveloppent. Alors j'avance doucement, entre les flaques vertes, à travers les bastions de quiétude. La mousse épouse la forme de mes pieds nus, et je courre presque jusqu'à cet inconnu, un peu haletante. La douceur du sous-bois se transforme doucement, et l'or envahit mes bras, mes épaules, mon visage et mes cheveux. Je courre, jusqu'à cet inconnu. M'a-t-il entendu ? Je ne peux le dire. Il se tient droit, là-bas. Il ne bouge pas, ses bras en corbeille, retenant la nuit qui se dissout lentement. L'épaisse mousse se fait tendre herbe, et les brins verts chatouillent doucement la plante de mon pied. Et il n'a toujours pas bougé. Maintenant, la nuit ne tient plus que dans une seule de ses mains, dans un poing décidé. L'autre pend, abandonnée. J'aperçois les nervures qui courent jusque sur son avant bras, en sillons désorganisés. Je ralentis le pas et m'avance doucement entre les pierres coupantes, acrobate maladroite. J'attrape ta main, en retombant, entre les quelques algues qui se sont déposées. Une main chaude, dans laquelle battent ces veines saillantes. Et voilà qu'il tourne enfin la tête. Il me scrute, de ses yeux sombres. Pas un mot, non. Juste ce regard brûlant, qui consume mon cœur. La main que je tiens se referme doucement sur mes doigts, dans une chaleureuse étreinte. La nuit a laissé un doux parfum d'espérance, sur ces quelques parcelles de peau. Comme un soupir de soulagement. « Qui es-tu ? » Un sourire, lointain, alors qu'il regarde les derniers lambeaux nocturnes disparaître dans l'air odorant. « Je suis. Et toi, qui es-tu ? » Magnétisme ou hypnotisme, sa voix se fond au chant des nymphes, doucement, en une basse vibrante. L'âme qui se fêle presque, dans la profondeur d'une sensation, et on s'y perd, sans s'en rendre compte. La main se fait étreinte, et on fuit contre l'épaule nue, le cœur battant. Une odeur de liberté qui plane, frôlant un visage surpris. « Ne t'inquiète pas. » Un sursaut, un hoquet, et une larme. Le dos est légèrement griffé, l'étreinte devient fébrile. Il n'y a plus ni jour, ni nuit, ni menuet, ni sérénade. La flûte de pan s'est tue, et le satyre observe les deux âmes enlacées, les yeux brillants. Les arbres ne bruissent plus, et leur cime s'est courbée, indiscrète, pour mieux entendre les voix qui se mêlent, là en bas. Des murmures, tout d'abord, étouffés dans un sanglot. Des caresses et des baisers. De la tendresse, pour apaiser l'étouffante confession. Un rire timide qui résonne à peine entre les rides de l'eau. Un visage, puis deux. La chaleur de ce corps, là, sous l'ombre rassurante des branchages et les mots qu'on oublie, un instant, pour n'être plus que silence et passion. Une main dans une autre, il y a comme un instant de plénitude. Au bord de ce lac sombre et glacé. A l'orée de cette forêt encore peuplé de brume.

Mais le satyre rit, entre les racines tortueuses. Il rit, avec ses yeux malins, car il sait ce que je ne sais pas. « Alors, qui est-il ? » Et il s'enfonce entre les troncs barbus, là où nos yeux ne peuvent percer la sombre atmosphère. Là où le mystère règne encore. Peut-être qu'il sait, ce vieux sage millénaire. Peut-être a-t-il vu, dans les reflets du lac endormi, les signes qui dévoilent tout. Il n'a fait que sourire, et poser cette question. Celle qui hante un peu, aujourd'hui. Et il sourit, au fond de son bois, à l'abris des regards.

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